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Le blog de Patrice Armusieaux
20 novembre 2019

LA VISÉE DE VÉRITÉ

 

Le « désir de vérité » est-il, comme semblait le laisser entendre le Socrate de Platon, une propriété anthropologique individuelle, que le sage, ou le philosophe, s’efforcerait de mettre en œuvre, face aux autres hommes, face aux ignorants et aux violents ? La visée de vérité est-elle une propriété du langage, ou de la conscience transcendantale, le télos anthropologique que semblait envisager Husserl ? Ou bien la volonté de vérité est-elle la caractéristique de certains groupes, de certaines époques culturelles, ainsi que Nietzsche, puis Foucault, semblèrent le penser ?

Je ne prendrai pas ici la posture du philosophe, mais celle du sociologue, accessoirement celle de l’historien. C’est dire que j’envisagerai non pas la vérité proprement dite, mais la véridiction comme activité sociale, institutionnelle et culturelle. La « volonté de dire le vrai » qu’est la véridiction n’est pas, de ce point de vue, une propriété individuelle. Quand je parle, je ne prétends pas seulement dire ma vérité, mais la vérité. L’universalité fait partie des caractéristiques essentielles de la visée de vérité. Ce que je dis est vrai non seulement pour moi, mais pour les autres. Aussi les autres sont-ils présents dès le départ dans le déroulement de la parole, de l’énonciation, du discours. La visée de vérité est indissociable d’une visée de crédibilité. Je prétends dire la vérité, et je m’attends à ce que la vérité de mon discours soit reconnue par les autres, par mes interlocuteurs. Il existe en somme une sorte de « contrat de vérité », qui relève à la fois d’une dimension anthropologique (le langage humain en tant que visant la vérité) et d’une dimension sociologique (les régimes institutionnels de la vérité).

La vérité concerne non seulement le « mode de production » individuel du discours, mais son « mode de circulation » et son « mode de consommation » par le groupe. La garantie, la certification sociale, culturelle, institutionnelle des discours est aussi importante que leur production : elle est nécessaire pour qu’ils acquièrent leur statut de discours vrais. On peut dire la vérité sans être entendu, sans être cru. Parce qu’on ne parle pas assez fort, parce qu’il y a un « bruit de fond » ; parce que la foule parle plus fort que l’orateur, ou bien parce qu’il n’est pas à la bonne place, et n’est pas visible de la foule...

La véridiction est socialement indissociable de la crédibilité. Prétendre dire la vérité, c’est prétendre être cru. Le problème « philosophique » de la vérité n’est guère dissociable du problème « sociologique » de l’autorité, c’est-à-dire de la revendication et de l’attribution de crédibilité. Si la revendication de vérité (ou du moins de crédibilité) peut être le fait de l’individu et de son discours, la reconnaissance de vérité – ou si l’on préfère, l’attribution de crédibilité à son discours, et d’autorité à sa personne – est le fait du groupe social. Si ce que la langue anglaise appelle le truth-claim est une donnée anthropologique – la véridiction comme propre de l’homme –, la production sociale de la vérité est une forme historique qui obéit à des règles changeantes, mais toujours présentes.

Il existe une offre et une demande de vérité, une vérité socialement et historiquement garantie, culturellement et institutionnellement assurée. La société, les individus demandent, sinon la vérité, du moins, de la vérité. La crédulité n’est que le cas-limite et la conséquence caricaturale de cette situation. Ce qui est bien plus significatif sociologiquement est le phénomène de la crédibilité du discours, de la recherche individuelle de crédibilité, et les différentes modalités sociales et historiques de l’autorité. Si le truth-claim est une « prétention à la vérité » qui trouve sa source dans l’individu, dans l’individualité quelconque, dans l’universalité anthropologique du langage, dans le télos du même discours humain, le knowledge-claim – que je traduirai par le terme « revendication de savoir » – relève de la sphère institutionnelle, de la dimension sociologique des régimes discursifs. Le « charisme », la « tradition », le poids des discours anciens, le degré exceptionnel de crédibilité attribué aux paroles de certains individus privilégiés, sont des réalités empiriques que Max Weber a le premier considérées comme relevant de la recherche sociologique.

Le truth-claim, la prétention de dire la vérité, la revendication de véracité est d’abord le fait de tout locuteur, de l’être humain en tant que porteur du langage. Mais cette prétention acquiert un poids supplémentaire quand elle est le fait du témoin, celui qui atteste avoir vu ou entendu, et qui l’affirme publiquement ou solennellement (par le serment ou la signature). Et elle change pour ainsi dire de nature quand elle s’appuie sur la possession d’un statut social, institutionnel, sur un pouvoir et sur la légitimité d’une autorité. Du truth-claim au knowledge-claim, il y a en somme le passage d’une prétention qui s’appuie sur l’essence même du langage et de la communication à une autre, qui relève de la sphère culturelle et politique. L’autorité énonciative est ainsi doublée d’une autorité institutionnelle. Ces deux formes d’autorité peuvent se compléter, se conjuguer. Mais elles peuvent aussi se dissocier, et se contredire. La vérité n’est pas le monopole du pouvoir ; la véridiction n’est peut-être pas le but premier des institutions. Qu’en est-il du mensonge officiel ? Qu’en est-il des illusions, surgissant spontanément peut-être de la conscience individuelle, mais savamment entretenues quelquefois par le groupe, ou par certains de ses représentants ?

On sait que Foucault, dans la dernière partie de sa vie, a laissé entendre, à plusieurs reprises, que ce qui avait été le centre de ses préoccupations philosophiques n’était pas autre chose que la question suivante : comment se fait-il que la vérité ait une histoire ? Il en vint à parler, non plus seulement de « régimes de discours » (ce qui rappelait le concept d’épistémé utilisé de façon insistante dans Les mots et les choses), mais de « régimes de vérité », ce qui va plus loin dans l’historicisation de l’univers discursif et introduit, entre les cultures et entre les périodes historiques, un mode de discontinuité autrement profond. La notion de régime de vérité, surtout quand elle fonctionne au pluriel, implique en effet une pluralité historique, une discontinuité apparemment radicale, entre les différents modes de véridiction, entre les multiples façons dont les hommes ont visé et cherché à établir la vérité. C’est en ce sens que l’on a pu parler du relativisme et du nihilisme de Foucault. Mais plutôt que de se livrer au jeu relativement stérile des étiquettes, mieux vaut peut-être tenter d’y voir plus clair, non pas sur ce que notre auteur a écrit concernant la vérité, mais sur la vérité elle-même !

J’ai l’impression qu’il est possible de distinguer entre la reconnaissance d’une visée universaliste du langage et donc de l’essence anthropologique de la parole comme porteuse de vérité, et l’observation que je dirai historique et sociologique de la relativité des modes de croyance, de crédibilité des discours, de production des discours considérés comme vrais dans les différentes cultures et sociétés. En d’autres termes, il peut être utile de dissocier un certain universalisme (ou monisme) philosophique et une forme de relativisme (ou de nominalisme) sociologique, concernant la vérité et les discours, la vérité des discours. Dans les pages qui suivent, je serai, si l’on veut, relativiste et nihiliste, en constatant que la Vérité a été non seulement désignée, mais envisagée, recherchée, établie, selon des formes différentes selon les cultures et les périodes historiques. Les hommes en effet revendiquent des vérités concurrentes, contradictoires les unes par rapport aux autres, et qui perdent par conséquent une large part de leur crédibilité dans cette coexistence de revendications multiples. Mais je serai « platonicien » (ou sociologue ?) en constatant que tout se passe comme si les hommes ne pouvaient se passer de se référer à cet « idéal », à l’Idée de vérité, ou à cette visée de vérité.

Il faut, me semble-t-il, être à la fois sociologiquement réaliste et métaphysiquement nominaliste. Nominaliste sur le plan métaphysique : la Vérité en soi n’est qu’un nom, sa découverte ou sa possession une utopie irréalisable. Mais réaliste sur le plan historique et sociologique : les hommes, dans une société donnée, à un moment historique donné, croient à la Vérité. Que dis-je ? Ils possèdent des procédures bien établies, pour produire et conserver les discours qu’ils jugent vrais. Ces discours que, de l’extérieur, nous considérons non pas comme vrais en soi, mais seulement comme tenus pour vrais par eux, sont pour eux des discours vrais, purement et simplement. Ce qu’ils prétendent rechercher, ce dont ils revendiquent la possession, ce n’est pas « leur » vérité, mais « la » vérité. On le voit, le concept qui acquiert ainsi la centralité, ce n’est plus la vérité, mais la croyance. La croyance est l’adhésion à un discours (parole, texte) tenu pour vrai. Avec le concept de croyance, tous les types de discours (religion, mythe, savoirs scientifiques, opinions collectives) sont ramenés à leur statut de supports de crédibilité, au statut d’énoncés visant la vérité, ou du moins la crédibilité, au statut uniforme et homogène de discours ayant un rapport problématique à la vérité. Tous les discours sont analysés en termes de crédibilité, et non plus de foi, de savoir, de raison, de fiction, d’illusion...

Faut-il alors parler de « régimes de croyance », et non pas de régimes de vérité ? Appelons cependant régimes de vérité les procédures sociales, symboliques, institutionnalisées, ritualisées, par lesquelles la vérité est établie : les modes variés à travers lesquels le discours (considéré comme) vrai est produit, diffusé, utilisé dans et par une société. Implicitement, dans cette définition, la vérité concerne les discours collectifs, publics ; la vérité est chose collective, institutionnelle, culturelle : elle concerne la religion, la culture lettrée, la philosophie, la science, etc. Elle exclut par conséquent la sphère des simples opinions, des discours privés, des vérités en quelque sorte particulières et individuelles. Elle concerne la croyance collective, non la croyance personnelle. L’histoire de la vérité est donc, dans cette optique, en fait une histoire de l’autorité.

L’histoire de l’autorité n’est à proprement parler ni nominaliste, ni idéaliste ; non plus qu’elle n’est nihiliste ou métaphysique. Elle est une analyse historique et sociologique des discours collectifs (culturels) en tant qu’ils sont légitimes, fondés sur des bases institutionnelles, et gouvernés par le télos de la vérité, c’est-à-dire en tant qu’ils sont des croyances vécues sur le mode de la conviction, du savoir, de la recherche, bref différents modes de prétention à la possession de la vérité. La croyance se réfère à une vérité qui peut être appréhendée comme Révélation dans l’univers discursif de la religion, comme dialectique dans l’univers discursif de la philosophie, comme expérimentation, ou comme logique hypothético-déductive dans l’univers discursif de la science moderne, etc.

L’historien-philosophe (le généalogiste) peut à bon droit s’interroger sur la prétention des individus et des groupes à posséder, à travers leurs institutions, la manifestation effective de la vérité. Le sociologue se bornera à observer et analyser :

1 - la façon dont chaque culture, à un moment donné, ordonne, hiérarchise les types majeurs de discours et contrôle leur circulation ;

2 - la façon dont chaque régime d’énonciation émet une prétention à l’universalité, revendique une valeur universelle pour les discours qu’elle valorise : religion universaliste garantie par une Église « catholique », savoir scientifique occidental garanti par la communauté internationale des chercheurs, etc.

Comment réussir à appréhender le décalage qui peut exister – qui existe souvent, peut-être toujours – entre la crédibilité apparente d’un discours donné, et sa fausseté, telle qu’elle sera éventuellement établie quelque temps tard, ou jugée à une époque ultérieure ? Il nous est bien difficile – sauf à pratiquer le doute critique, la suspension de jugement, l’époché husserlienne, etc. – de nous déprendre de l’adhésion, de la « crédulité » dont chacun d’entre nous fait preuve à l’égard de tel ou tel discours dans notre société, à notre époque. Comment créer une distance entre les discours auxquels nous adhérons – parce que nous les croyons vrais – et nous-mêmes, sujets énonciateurs, mais aussi consommateurs naïfs et crédules des discours dominants ?

Ce n’est qu’en assumant l’attitude et la posture de l’historien, en observant rétrospectivement les discours passés, anciens, ceux auxquels ont adhéré nos ancêtres ou nos prédécesseurs, que nous pouvons comprendre ce que sont la crédibilité et la « crédulité », par opposition à l’hypothétique vérité authentique. Ce sont les cimetières des idéologies mortes, des fausses sciences, des découvertes avortées, des hérésies oubliées, des modes intellectuelles du passé et donc dépassées, qui peuvent permettre de poser le plus clairement le problème de l’autorité des énoncés et des discours.

Nos contemporains – philosophes, sociologues, historiens, médiologues, intellectuels, etc. – parlent volontiers depuis quelque temps de la croyance, des croyances, du croire, comme s’ils hésitaient à se prononcer sur le statut du vrai et du faux, sur la possibilité de distinguer le savoir de l’illusion, la science de l’idéologie.

Il existe, pourrait-on dire, une demande sociale et universelle de croyance, vraie ou fausse. Tout se passe comme si, tout en visant, en apparence, la vérité, les hommes cherchaient en fait la croyance, vraie ou fausse.

Pourtant la croyance, comme l’opinion, renvoie implicitement au savoir et à la vérité. Le savoir a été défini par Platon comme l’opinion vraie, accompagnée des « raisons » (d’opiner, de tenir une opinion pour vraie). Croire, c’est tenir pour vrai (en allemand, l’opinion, c’est le Furwahrhalten). La doxa est revendication de vérité, elle est apparentée au logos ; elle est une forme du logos. Il nous faut – surtout si nous voulons envisager une histoire de la vérité ou de l’autorité – maintenir la distinction entre le vrai et le faux, entre la réalité et la fiction, entre la vérité et l’illusion, sous peine de tomber, sinon dans le nihilisme éthique, du moins dans la confusion sociologique et scientifique, dans l’indistinction historique et épistémologique. C’est un fait que les hommes distinguent effectivement, ou croient distinguer dans leurs paroles et dans leurs actes, entre le vrai et l’illusion, entre la réalité et la fiction. Ils émettent des truth-claims et des knowledge-claims ; ils revendiquent la vérité et le savoir.

La « volonté de vérité » dont parlait Nietzsche est-elle un mensonge pur et simple, une illusion autoentretenue ? Quelle est la fonction de la vérité ? En quoi se distingue-t-elle de l’illusion, entendue comme mensonge ? En quoi diffère-t-elle de la fiction, entendue comme imaginaire ?

La fiction est l’une des propriétés fondamentales du langage, au même titre que la visée de vérité. De ce point de vue, les travaux de Ricœur sont exemplaires et incontournables. La fiction, c’est en quelque sorte l’illusion reconnue comme illusion (et non pas crue comme vérité, et destinée à produire le plaisir du fantasme. La fiction est, en ce sens, un performatif de l’énonciation. L’énonciateur sait qu’il dit une fiction, et non la vérité. Il existe un ludisme de la fiction, où l’illusion acquiert une certaine forme de « vérité » (cf. Ricœur, Temps et récit, t. III). L’illusion, dans la lecture du roman, dans la vision d’un film, apparaît comme une passion du lecteur ou du spectateur. Ce dernier fait semblant de ne pas savoir que ce qu’il lit, voit ou entend, est faux, imaginaire, fictif. Il est « pipé », et y trouve son plaisir. L’entendement est trompé, mais c’est pour la satisfaction du fantasme. Si la fiction renvoie, à proprement parler, à l’auteur, à sa capacité fabulatrice et mystifiante, l’illusion est une passion librement consentie du lecteur.

Il existe en somme une demande sociale de croyance, qui peut prendre la forme de la demande de fiction (plaisir de l’imaginaire), tout comme la demande d’illusion, laquelle constitue l’une des sources de l’aliénation dans les fausses croyances que sont les mythes, les idéologies, la fausse conscience, etc. Il est possible de relire dans cette optique les œuvres de Marx, de Nietzsche, de Freud...

 

Histoire de la vérité et généalogie de l'autorité

Gérard Leclerc

 

 

 

 

 

 

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