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Le blog de Patrice Armusieaux
25 novembre 2019

Pouvons nous Vivre ensemble à Sélestat ?

La société démocratique a porté le modèle de la société des semblables. En même temps, elle a produit les conditions politiques et sociales de la montée de l’individualisme, de l’exaltation de l’individu autonome, délivré de ses appartenances, voire libéré de ses déterminismes. La société des égaux est ainsi devenue la société des différents. L’individu sans attache est devenu l’idéal d’une société politique incertaine. Cette figure de la subjectivité postmoderne, qui a longuement été produite par les institutions démocratiques, est en train de saper les bases sociologiques, juridiques et politiques qui l’ont permise. Le diagnostic est maintenant connu et nourrit ce qui reste de la littérature sociologique, quand la sociologie renonce au concept de société, et l’essayisme contemporain sur la question du politique et du vivre ensemble. On rappellera ici quatre traits majeurs de ce diagnostic.

D’abord, le fait qu’habiter le même territoire ne signifie plus partager le même monde ou vivre dans le même monde. Les individus vivent certes côte à côte, mais dans des mondes sociaux différents. L’éloignement, du reste, n’est plus un obstacle à la coopération dans la société de la communication immédiate et universelle. Ce type de proximité spatiale qui fondait le monde commun des individus n’existe plus. Avec sa disparition s’étiole la souveraineté fondée sur le territoire contenu dans des frontières. Dans l’économie financière, dans la recherche, dans la mode, dans la création culturelle, dans la haute technologie, on a plus affaire à ses partenaires des grandes métropoles mondiales qu’à ses concitoyens de la banlieue proche ou de la ville industrielle voisine en déclin. Le partage du même territoire ne fournit plus la certitude de vivre dans le même monde. L’appétence pour la proximité naît de ce décalage désormais installé au cœur du vivre ensemble.

 

En deuxième lieu, la classique sociologie des positions, des classes sociales, des inégalités comme problématique essentielle du vivre ensemble, mais aussi comme ressource de lisibilité pour chacun du monde social dans lequel il vit, est subvertie par une logique des trajectoires individuelles. L’appartenance au même groupe social ne garantit plus la proximité entre semblables, qui permettait également de se situer dans les grands clivages qui produisaient une sorte de stabilité du monde social. Stabilité qui, par surcroît, permettait d’agir dans le monde pour le transformer. La variété des histoires familiales, des itinéraires professionnels, des vies personnelles où l’exaltation de soi, la volonté d’être soi-même qui creuse les différences en même temps qu’elle les valorise produisent un monde social illisible, brouillé, incertain. L’espace des choix privés dans la consommation, dans les appartenances, dans les engagements (familiaux, politiques, militants...) s’ouvre de plus en plus, alors même que la capacité d’intervenir et d’agir sur les choix collectifs semble barrée par un impossible social et une incapacité politique. La liberté privée s’accompagne d’une impuissance publique consacrée par le divorce, factice, entre le citoyen et la politique. Le désir de proximité est ici un désir de retour du politique comme capacité d’agir au sein d’un collectif et sur des orientations collectives dont on sent bien qu’elles pèsent malgré tout sur les choix les plus intimes.

Troisième thème : la mobilité. La mobilité (familiale, géographique, professionnelle...) est devenue la condition de la réussite économique et de la réalisation de soi. C’est le nouveau modèle qui donne à la fois l’ubiquité et la puissance. Le détachement absolu de tout territoire d’appartenance est la condition de la totale appartenance à soi-même : être sans attache. La vitesse, le temps court, le changement sont les valeurs de ce nouveau modèle culturel. Réintroduire le rapport social dans cette vision de la société par projet, c’est recréer la nécessaire proximité entre ceux qui ne peuvent être mobiles qu’à la condition que d’autres soient immobilisés, fixés et entretiennent les conditions sociales qui permettent la mobilité des puissants.

Enfin, dernier thème, l’individu contemporain est un individu autonome et profondément narcissique. Il ne dépend que de lui-même. L’idée même de société (socius veut dire “être avec” ) se dissout dans cet apogée d’un modèle de subjectivité auto-fondée, indifférente à autrui. La société n’est rien d’autre qu’un ensemble d’histoires individuelles, de transactions contractuelles guidées par l’intérêt. Il n’y a plus de lien compréhensible entre la réussite des uns et l’échec des autres. La problématique des inégalités s’efface au profit d’une rhétorique de l’exclusion, où le malheur de ceux qui échouent n’est attribuable qu’à des forces abstraites et plus ou moins innommables, ou, pire encore, à un échec personnel. La question de la proximité rejoint ici l’interrogation sur ce qui fait lien, sur ce qui fait texte, sur ce qui donne un sens à l’action dans le monde, sur ce qui s’inscrit dans le temps long d’horizons politiques partagés, y compris dans la conflictualité. La litanie sur le comment vivre ensemble est aussi présente dans la littérature sociologique que dans le discours politique. Comment faire tenir ensemble des sujets que tout tend à éloigner ? Comment vivre dans un monde des subjectivités différenciées ? Un monde qui ignore que toute subjectivité s’inscrit dans une inter-subjectivité, que tout rapport à soi repose sur un rapport à autrui, est confronté à des questions redoutables qui retentissent profondément dans chaque sujet singulier. C’est ce que rappelle la citation de Gauchet donnée plus haut : il n’y a de sujet individuel que dans un rapport au collectif.

 

 

 

 

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