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Le blog de Patrice Armusieaux
23 novembre 2019

L'humain : l'enjeu d'un modèle oublié

Que la philosophie puisse prendre pour objet d’étude l’humain, voilà qui signifie qu’elle ne saurait se constituer comme savoir par la seule exigence de la radicalité de son questionnement. Sa finalité lui est aussi essentielle. Or cette finalité n’est pas seulement celle qui demande : « pourquoi connaître ? ». C’est également celle de savoir « pour qui » cette connaissance, sinon acquise du moins recherchée, peut l’être. Or pour qui peut-elle l’être, sinon pour l’homme lui-même ?

Ainsi, à l’interrogation face au monde, la philosophie nous renvoie à celle de celui pour qui la question même du monde, en tant que telle, peut se poser. La philosophie nous renvoie à l’homme, et d’abord à celui qui interroge.

Qui suis-je ?

Or, il est surprenant qu’à cette question essentielle, les philosophes semblent souvent vouloir répondre hors de toute considération proprement épistémologique. Ainsi, dans une lettre à Karl Friedrich Stäudlin, du 4 mai 1793, Kant peut-il affirmer que son questionnement philosophique, lequel nous est par ailleurs si précieux, « avait pour fin de résoudre les trois questions suivantes :

1/ Que puis-je savoir ? (métaphysique).

2/ Que dois-je faire? (morale). 3/ Que puis-je espérer? (religion) », avant d’ajouter : Questions auxquelles succède cette quatrième : qu’est-ce que l’homme ?.  Or, cette dernière question, anthropologique, est moins l’annonce d’une question supplémentaire qu’en fait la vérité des trois premières. C’est en elle qu’elles toutes se résument et trouvent leur enracinement aussi bien que leur destination. Mais à l’inverse, la question « qu’est-ce que l’homme ? » ne s’ouvre et ne se déploie que dans les trois précédentes, en sorte que la question anthropologique fondamentale n’est pas ici placée dans une perspective qui pourrait ailleurs être biologique ni même ne repose explicitement sur un tel soubassement. Et pourtant, comme l’on sait, toute la seconde partie de la Critique de la faculté de juger traite de la question du vivant selon l’ordre des lois physiques de la nature.

Certes la question de savoir ce qu’est l’homme ne saurait, du moins on l’espère, se réduire à la question de savoir quel genre d’animal il est ! Toutefois, peut-on véritablement, pour penser l’humain, faire l’économie de la question du vivant ? N’est-on pas ultimement toujours rattrapé par cette essentielle confrontation au vivant, par cette tâche d’avoir à penser le vivant jusqu’en sa constitution propre ?

S’il convient ici, et pour poser cette question en sa radicalité même, de distinguer anthropologie et philosophie, c’est que pour plus de radicalité encore, la philosophie a pu vouloir mettre totalement entre parenthèses la question anthropologique. Ainsi, pour Heidegger, dont l’influence aura si profondément marqué la pensée philosophique du XXème siècle, la question première n’est nullement la question anthropologique. C’est, et ne peut être, que la question ontologique, la question de l’Etre en tant que tel, la question première et originaire du logos grec, fondatrice de la tradition philosophique. C’est pourquoi il convient, selon lui, et afin de pouvoir véritablement poser et ainsi penser cette question, de rompre avec tout questionnement anthropologique. La question de l’homme n’est pas au programme — et c’est là une condition nécessaire pour pouvoir, hors de tout préjugé métaphysique, penser l’être même de ce qui est. Toutefois, si question il y a, il faut bien là encore qu’elle soit posée par et pour …“quelqu’un” : celui-là même qui la pose. Heidegger va le nommer Dasein, soit le de l’Etre, celui pour qui et par qui se pose la question ontologique fondamentale. « “Da-sein”, écrit-il dans une lettre à Jean Beaufret, est un mot clé de ma pensée, aussi donne-t-il lieu à de graves erreurs d’interprétation.  Les premières traductions de Dasein en français avaient donné lieu au concept trouble de « réalité humaine », ramenant ainsi la nouveauté de l’analyse heideggerienne à la tradition commune et connue de la métaphysique du vivant et de l’animalité. Or tout autre est le projet de cette pensée qui entend radicalement dissocier la question de l’existant de celle du vivant.

Mais comment penser l’existant sans l’humain et l’humain sans le vivant ? Peut-on ainsi accéder à une véritable compréhension de l’être-homme ? Est-il possible de faire l’économie de la question du rapport au vivant ou n’est-on pas toujours, fût-ce négativement, fût-ce contre son gré, rattrapé par cette question ? Et n’est-ce pas là un des problèmes majeurs auxquels se sera, malgré lui, confronté Heidegger, et contre lequel il aura, lui aussi, ultimement buté ?

Si la philosophie se doit donc, positivement, ouvertement, de poser la question du vivant en l’homme, c’est qu’elle y est, de facto, confrontée. Qu’il le veuille ou non, l’homme est un vivant, c’est-à-dire qu’il est non seulement pris dans la génération anthropologique des vivants, mais également dans la confrontation biologique aux autres vivants. Cette question est d’ailleurs délicate, opposant vite ceux pour qui l’homme n’est jamais qu’un animal d’un genre singulier, à ceux pour lesquels l’homme ne peut ni ne saurait jamais être pensé en termes animalistes. Et s’il y a bien à cela quelque fondement, c’est qu’un privilège premier apparaît : l’homme est, de tous les vivants, celui pour qui et par qui la question même du vivant peut être posée. En cela au moins, retenons la leçon de Heidegger.

 

Ces remarques ne nous laissent pas seulement dans l’expectative, et face à une insoluble aporie. Elles ne nous font pas seulement remarquer que, pour penser l’humain, l’articulation du vivant et de l’existant est une des questions les plus complexes qui puissent se donner à penser. À bien y réfléchir, elles nous indiquent autre chose encore : à savoir que la position même de la question est sinon toujours, du moins presque toujours, lourde d’un préjugé qui biaise quasi idéologiquement la question. L’articulation du vivant et de l’existant est d’abord comprise comme celle de l’opposition des « animalistes » et des « humanistes », en sorte que c’est précisément parce que la question du rapport au vivant devient, pour l’homme, celle de savoir s’il est ou n’est pas réductible, en son essence même, en sa provenance comme en sa destination, à l’héritage de quelques grands singes, que cette question est fondamentalement si mal acceptée et posée. Et l’on comprend alors la réticence d’une certaine tradition philosophique, car si la rupture de la question de l’homme d’avec celle du vivant n’est certes pas satisfaisante, l’interprétation de l’homme en termes animalistes ne l’est — c’est le moins que l’on puisse dire ! — pas davantage.

Penser l’homme dans l’ordre du vivant suppose de lui attribuer certaines caractéristiques précises. Ainsi, l’homme n’est-il pas alors seulement un vivant, mais, vivant, il s’avère être biologiquement proche de certains animaux, et parmi eux des mammifères.

La science qui traite du vivant se nomme, depuis Lamarck, biologie. Lamarck, écrit un exégète, « fut non seulement l’inventeur du mot biologie, mais aussi le premier à comprendre la biologie comme une science autonome, une science étudiant les caractères communs aux végétaux et aux animaux, caractères communs par lesquels ils se distinguent des corps inanimés. Une science qui étudie les êtres vivants en tant qu’ils sont vivants, et par là différents des objets inanimés. Savamment formé sur le grec bios — la vie — et logos — la parole, le discours, la raison —, le terme de biologie se veut donc d’abord descriptif de son champ d’investigation. Or celui-ci n’est nullement réductible à l’étude des vivants-animaux. Il intègre, comme il est ici justement rappelé, « les caractères communs aux végétaux et aux animaux ». Si ce rappel est nécessaire, c’est qu’il s’oppose à la constante réduction du vivant à l’animalité dès lors que la biologie prend l’homme comme objet d’étude. Il nous semble tellement évident que, dès lors qu’il est considéré sous l’angle du vivant, c’est en termes d’animalité que l’homme est, et doit être, nécessairement pensé, que ce véritable préjugé n’est jamais interrogé. Il vaut pourtant qu’on s’y arrête et intéresse.

Dans un livre récent, intitulé L’homme végétal, le biologiste Gérard Amzallag dit sa volonté de rompre, au moins à titre de question, avec un tel préjugé animaliste. La thèse, en son cœur, est relativement simple, quoique fort nouvelle. Parmi les vivants, remarque ce docteur en physiologie végétale, les végétaux se singularisent par leur extraordinaire souplesse adaptative. Tout est susceptible de faire disparaître une plante, et pourtant rien, ou presque, n’est aussi résistant que la plante. Elle croît encore sur les bords pollués de nos autoroutes, elle perce le bitume de nos chemins, se fraye une voie dans les jointures des murs de nos jardins. Bref, sa plasticité est surprenante. Disposant d’une grande capacité à réguler leur propre croissance, les végétaux élaborent de fait une “solution harmonieuse” à partir d’une perturbation chaotique initiale. Et une telle “solution harmonieuse” peut se penser hors de tout “néo-finalisme” puisqu’elle n’est rien d’autre qu’une solution biologiquement viable. Mais dès lors, ce livre stimulant nous invite, pour éviter toute stérile querelle entre « animalistes » et « humanistes », à changer de repère jusqu’à adopter une approche qu’on pourrait nommer « végétaliste » du vivant-humain. Le pari est donc clair et se laisse penser à partir d’une question centrale, ainsi reformulée : l’homme, vivant parmi les vivants et singulier entre eux, ne se caractérise-t-il pas par son extraordinaire plasticité adaptative — plasticité précisément caractéristique des végétaux ? N’y a-t-il pas là les schèmes épistémologiques d’une approche phénoménologique radicalement neuve de l’humain ?

Que l’on ne s’y trompe pas. Une telle suggestion, rendue possible par l’intuition très savamment nourrie de Gérard Amzallag, ne prend pas seulement à rebours l’ensemble de nos préjugés animalistes les plus traditionnels ; elle ne rappelle pas seulement au philosophe l’exigence de la radicalité du questionnement, elle déstabilise d’abord et peut-être essentiellement toute l’approche biologique, aujourd’hui traditionnellement acceptée, de la question du vivant. En effet, les lois du vivant ont été établies dans un contexte animaliste vite donné par la pensée darwinienne. Or ce modèle, aujourd’hui néo-darwinien, impose une véritable dictature non seulement dans les laboratoires de recherche, mais encore dans la recherche théorique et spéculative, n’hésitant pas, aujourd’hui encore, à brandir l’archaïque alternative du darwinisme ou du créationnisme ! Comme si les choses étaient si simples, et simplement acceptables ! C’est d’ailleurs parce que ce modèle évolutionniste néo-darwinien bloque aujourd’hui toute recherche vraiment novatrice que ce livre de Gérard Amzallag ne se prive pas de l’attaquer. Imposant en effet l’unique modèle animalier, il condamne à ne penser biologiquement l’homme que comme un animal supérieur, un animal triomphant au faîte de la pyramide des vivants, ou encore au sein d’une cruelle « lutte pour la survie », dont le modèle plaît toujours à bon nombres de socio-biologistes et d’économistes sauvages.

S’il faut dès lors rompre avec le modèle darwinien, c’est d’abord à cause de son incapacité à rendre compte de la diversité comme du fait biologique en général, et du vivant-humain en particulier. Mais de plus, s’il convient de reprendre, à nouveaux frais, et à partir d’un modèle tout autre — celui que nous offre les végétaux —, la question du rapport liant le vivant et l’existant, c’est parce que le discours sur le vivant en l’homme s’est précisément presque toujours réduit à la question de sa part d’animalité. Or quel est le prix, au sein des thèses continuistes (l’homme est un animal), comme au sein des thèses discontinuistes (l’homme n’est pas un animal) de cette occultation du modèle végétal ? En quoi la mise entre parenthèses, mieux l’oubli total, d’une telle thèse altère-t-elle la pensée biologique du vivant, ou plus encore permet-elle de construire, non sans artifice, une pensée non biologique de l’existant ? En quoi, à l’inverse, l’introduction du modèle que nous nommerons alors, à partir des propos de Gérard Amzallag, “végétaliste” permet-elle de reposer, d’une façon neuve et sollicitante, la question du vivant au sein de l’existant, et donc de l’humain ?

La tradition ou le privilège du modèle animal

Que la tradition spéculative ait presque toujours pensé l’articulation du vivant et de l’humain en termes animaliers, est une position qui se manque d’emblée dans la philosophie grecque. Ainsi l’homme y est-il défini comme zôon logon ekhon, ce que les latins auront traduit par l’homme, animal rationale.

Deux points sont ici remarquables. Le premier est que cette définition de l’homme comme “celui qui a le logos en partage” définit d’emblée l’animal, à l’inverse bien que sur le fond d’une essentielle continuité, comme zôon alogon, comme “celui qui n’a pas le logos”. Elle le définit donc privativement par rapport à une position nécessairement anthropocentriste — nécessairement, car c’est bien à partir de notre expérience humaine que peut être pensée et nommée la constitution de ce tout autre qu’est, pour nous, l’animal. Reste alors — ce qui n’est pas une mince tâche ! — à préciser et à déterminer le sens de ce logos qui fait signe vers la question d’une différence spécifique. Celui-ci est-il à interpréter en termes de “raison”, de “parole”, de “politique”, voire finalement en termes économiques, c’est-à-dire domestiques, comme dans la très intéressante interprétation que propose Jean-Louis Labarrière du célèbre passage de la Politique (I, 2, 1253 a 1-18) dans lequel Aristote définit l’homme comme un « animal politique [zôon politikon] par nature » ?

Le second point remarquable dans cette définition grecque de l’homme comme zôon logon ekhon nous est donné à voir à partir de sa traduction latine en termes d’animal rationale. Là où les Grecs parlaient littéralement du vivant (zôon), les latins traduisent par le terme, pour nous lourd de conséquences, d’animal. Y aurait-il là un glissement de sens et, dans la traduction, une première trahison ? À vrai dire, si la traduction de zôon par animal plutôt que par vivant réduit le champ interprétatif, elle ne méconnaît pas pour autant le sens profond du problème, en sorte que si la lettre n’est pas véritablement respectée, l’esprit, lui, n’est pas trahi. En effet, à l’intérieur du vivant (zôon), les Grecs distinguaient les animaux (zôa) — dont les hommes font partie — des êtres qui, tels les plantes, possèdent simplement la vie (zônta). Or, comme l’écrit Aristote dans son traité De l’âme, « il y a plusieurs manières d’entendre la vie, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour qu’on le dise vivant : que ce soit l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu ou encore le mouvement qu’implique la nutrition, enfin le dépérissement et la croissance ». Ainsi les plantes sont-elles vivantes parce qu’elles possèdent le pouvoir de croissance, alors même qu’elles sont dépourvues de ce qui rassemble animaux et humains : à savoir, la sensation (aisthêsis). Les plantes, écrit Aristote, « n’ont pas de sensibilité, et c’est par cette faculté que nous distinguons ce qui est animal de ce qui ne l’est pas. 

Dès lors, la traduction du zôon logon ekhon en termes d’animal rationnel plutôt que de vivant rationnel s’impose comme une quasi évidence. Parmi les vivants, l’homme est un animal et non un végétal, et il n’est guère qu’une géniale intuition de Platon, malheureusement trop vite recouverte, pour oser dire le contraire. C’est en effet dans le Timée que Platon, localisant l’âme « au sommet de notre corps » signale qu’ainsi elle « nous élève de la terre vers notre parenté céleste, car nous sommes une plante du ciel, non de la terre, nous pouvons l’affirmer en toute vérité. » Et le philosophe alors de poursuivre cette considération à la beauté toute hölderlinienne, remarquant la puissance de ce schème de la verticalité que l’homme ne partage précisément qu’avec la plante. « Car Dieu a suspendu notre tête et notre racine à l’endroit où l’âme fut primitivement engendrée et a ainsi dressé tout notre corps vers le ciel.

Majestueuse intuition, cette considération platonicienne restera toutefois en son œuvre même sans écho, et c’est vite sur le seul terrain de l’animalité que la différence spécifique de l’homme sera recherchée. D’autant plus évidente sera ainsi cette traduction de zôon, en terme d’animal plutôt que de vivant, lorsque cette différence spécifique sera cherchée sur le terrain de l’organisation communautaire. Ainsi, sans même parler du « bipède sans plume » de Platon — dont se moquera cruellement Diogène le Cynique, présentant un coq déplumé et proclamant : « Voilà l’homme selon Platon, les traductions de anthropos êmeron zôon, pour Platon (Sophiste 222 b 7), ou du zôon politikon d’Aristote (Politique I, 2, 1253 a 2) ne laissent guère place à une quelconque ambiguïté. Traduire la première de ces expressions par « l’homme est un vivant apprivoisé » ou la seconde par « l’homme est un vivant politique », ne ferait que repousser facticement le mode de détermination de ce vivant en terme d’animalité. Le grec écrit ici vivant, mais en vérité pense animal, et c’est pourquoi ce n’est pas sans raison qu’une telle traduction s’est imposée.

La leçon est ici intéressante, car ce à quoi l’on assiste dès la mise en place de la conceptualité grecque, fondatrice du discours philosophique, c’est au rejet apparent du modèle végétal au profit du modèle animal dès lors qu’il s’agit de penser le vivant en l’homme. Or ce rejet trouve sa plus haute justification à partir des déterminations politiques. C’est en effet pour penser l’agir politique que d’emblée, et sans même que ceci soit véritablement porté à la parole, est exclu le modèle végétal au profit d’un presque exclusif modèle (et en vérité contre-modèle) animal, comme si celui-ci permettait mieux de dire le sens et la singularité de la praxis humaine. Hors norme, les végétaux ne peuvent pas même servir de contre-modèle, n’étant eux-mêmes, dans les langues modernes, et comme le rappelle G. Amzallag, que fréquemment décrits en fonction de leur manque d’animalité. Ne disons-nous pas des végétaux qu’ils restent “plantés-là”, fixés toute leur vie, et d’un homme inactif qu’il “végète” ? L’inactivité et la stagnation, voilà l’anti-praxis, l’absence de décision et donc de liberté politique ! Et Sartre de surenchérir, maintenant ainsi la longévité de ce topos ! « L’homme, écrit-il, est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur.

L’homme n’est donc pas un « chou-fleur ». Soit. Cela est raisonnable. Mais alors, serait-il un roseau… un « roseau pensant » ?

Le roseau de Pascal

À bien y réfléchir, cette célèbre pensée de Pascal (« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant) est admirable. Elle est certes admirable parce qu’elle dit le dérisoire et pourtant sublime privilège de l’homme : la pensée. « Il ne faut pas que l’univers entier, poursuit immédiatement Pascal, s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » À la suite de l’explicite propos de Pascal, et ainsi avec raison, les exégètes ont essentiellement commenté cette méditation en insistant sur l’axe central du privilège de la raison. « Pensée fait la grandeur de l’homme.  Ainsi, Léon Brunschvicg classe-t-il, à juste titre, cette pensée avec toutes celles réfléchissant la nature spirituelle de l’homme. Toutefois, et sans que cela soit contradictoire avec ce qui précède, il est une autre raison pour laquelle il nous semble possible d’admirer profondément ce propos pascalien. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. » Ici, dans le premier membre de la phrase, une comparaison laisse encore les termes comparés dans un rapport d’altérité, et donc d’opposition ; là, dans le second membre de la phrase, une métaphore les fond l’un en l’autre. Jusqu’où est-il possible de réfléchir l’intérêt et l’enjeu d’une telle métaphore, laquelle constituerait dans la littérature philosophique majeure, s’il n’y avait le préalable platonicien, un véritable hapax ?

Certes, l’on pourra toujours objecter que cette métaphore n’est qu’une métaphore, que le sens véritable de la réflexion pascalienne est d’insister sur le tragique et le sublime de lapensée humaine — alors véritable différence spécifique dans le domaine naturel —, que dès lors il ne convient pas de surcharger cette expression d’un sens que Pascal n’y a assurément pas mis. L’on dira, plus encore, citation à l’appui, que de toute façon l’homme est, n’est, pour Pascal, qu’un animal rationnel : « La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Ou encore, insistera-t-on sur le cliché que constitue, à l’époque baroque, la métaphore végétale, en renvoyant aux Fables de Jean de La Fontaine, dont le premier livre parut en 1668, à peine plus de dix ans après le début de la rédaction des Pensées. Le Chêne et le Roseau, vingt-deuxième et dernière fable du premier livre, fable inspirée plus encore et contre toute radicale innovation de Le Roseau et l’Olivier d’Ésope, viendrait ici conforter la thèse de tous ceux pour lesquels « ce roseau pensant » pascalien est pensant avant que d’être roseau. Tout ceci est probable — et juste assurément. Mais toutefois, que pouvons-nous faire, sinon lire, aujourd’hui encore, avec Pascal — mais aussi avec La Fontaine —que celui qui est dit pensant, est ici nommé roseau ?

Si cette métaphore est si surprenante, et que dans la surprise du dit le mot alors « livre son ciel, la parole devenant enfin parlante, c’est qu’en présentant l’homme comme un « roseau pensant », Pascal, subitement, sort du terrain de la pensée humaniste classique. L’homme, ici, non seulement n’est pas pensé sur le terrain de la différence spécifique d’avec l’animal, mais plus encore il devient impossible de substituer au substrat manquant de l’animalité celui, supplétif, de l’essence végétale. En effet si, spontanément, le préjugé humain est plutôt continuiste à l’égard de l’animalité, et voit dans l’animal la figuration d’une protohistoire humaine, la différence que nous établissons avec le végétal est si conséquente qu’elle semble devoir couper court à toute tentation de rapprochement avec les végétaux. Dès lors, ne pouvant littéralement prendre au sérieux — dans un réalisme naïf pourtant accepté dès que nous parlons d’animalité ! — la puissance représentative du roseau, la pensée de Pascal ne s’entend plus comme celle d’une différence spécifique, faute pour cela d’un terrain ou substrat commun. Je ne suis pas un roseau — et pourtant quelque chose du roseau parle en moi dès lors que je le dis pensant. Ce n’est ainsi pas de la seule détermination de la pensée que vient la puissance de cette parole, mais également, si surprenant cela soit-il, du roseau lui-même. Libéré du terrain commun de la représentation, et donc de l’identification, la métaphore du roseau peut alors être comprise en sa vérité profonde, que la fable de Jean de La Fontaine vient heureusement rappeler. Le roseau n’est pas le chêne : lui plie, mais ne rompt pas, ou du moins plus difficilement encore que le plus robuste des arbres. Ainsi, pour Pascal comme pour La Fontaine, le plus faible est aussi le plus fort, et cette éloge de la fragilité est aussi un éloge de la plasticité même, de la souplesse constitutive, de la faculté adaptative, partout là où elle se trouve : dans le roseau ou chez l’homme. Car en vérité, cette fragilité, véritable envers de la puissance et de la souplesse adaptative de sa pensée, est ce qui vaut à l’homme de triompher de l’univers lors même qu’une « vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. » Triomphe dérisoire et sublime, il s’agit là de la « grandeur de l’homme », c’est-à-dire de ce qui, selon Pascal, lui est, loin de toute représentation, le plus propre : son essence même. Penser l’homme, entièrement, c’est penser cette fragilité qui lui est puissance ; et c’est cet avers et ce revers que Pascal nomme, d’un seul mot, roseau.

Que s’agit-il ici de mettre en évidence ? Simplement cela : que le modèle végétal, une fois pris au sérieux et hors de toute naïveté représentative, permet à la fois d’inscrire l’homme dans la sphère sienne du vivant et de sortir de l’emprise exclusive du modèle animalier tout en pensant essentiellement ce qui lui est le plus propre. Cette fragilité — ou l’immaturité constitutionnelle de l’homme que décrit Gérard Amzallag n’est pas en effet, conformément à ce qu’a vu Pascal, ce qui s’adjoint, comme une détermination supplémentaire, à la puissance spéculative de sa pensée : c’est sa condition propre de possibilité.

Or ce modèle pascalien du « roseau pensant », comme celui de l’opposition du « chêne et du roseau », livrent toute leur puissance herméneutique dès lors qu’on les libère de la projection anthropomorphique. Le chêne et le roseau sont ici exemplaires du couple interprétatif dont se sert G. Amzallag pour penser le vivant : soit le résistif et l’adaptatif. C’est parce que l’homme est cet être anormalement immature par rapport aux animaux qui l’entourent, qu’il a su, mieux qu’eux, ou que la plupart d’entre eux, développer une souplesse adaptative, en maintenant le plus longtemps possible ouvertes des structures chaotico-morphogènes créatrices. La composante créative de l’intelligence n’est pas celle qui propose une réponse résistive au milieu — car dès lors, tel le chêne de La Fontaine, elle risque toujours de céder face à la pression ambiante. C’est celle qui, par des solutions inédites, trouve une réponse adaptée, souple, créatrice, en générant de nouvelles structures de développement. Il faut certes pour cela, tel le roseau, plier, c’est-à-dire possiblement pâtir et s’altérer. Mais c’est de cette fragilité extraordinaire, probablement rédhibitoire et possiblement fatale, que s’acquiert une force tout autre.

On le voit, ce « roseau pensant » de Pascal est une métaphore singulière qui va aux limites de la métaphore jusqu’à possiblement pouvoir n’en être plus une. Plus encore, à l’entendre dans son extrême singularité, le développement de ce modèle végétal — et non plus, pour une fois, animal — est presque sans égal. Cas presque unique dans l’histoire de la pensée, il aura payé cher sa singularité. Cette métaphore ne fut en effet dite que pour n’être pas entendue, ne fut écrite que pour n’être pas lue. Allant à l’essentiel, croit-on, nous ne retenons du « roseau pensant » que cette humaine raison, certes fragile, certes admirable, mais nullement le modèle végétal.

Cette occultation quasi immédiate et spontanée du modèle végétal assure le triomphe, dans l’histoire des idées, du modèle animalier. Mais dès lors, il le destine également à des difficultés croissantes de réception, sinon même à d’ostentatoires refus, en ce que les questions qu’il laisse ouvertes apparaissent vite comme, plus que contradictoires, aporétiques. Celles-ci peuvent être regroupées au nombre de trois.

1/ Si l’on pense l’homme à partir de l’animalité, alors comment définir celle-ci pour qu’elle puisse donner lieu à un “terrain commun” à partir duquel il soit possible à l’homme de se reconnaître ?

2/ (Question symétrique et complémentaire) Quel sera le ou les termes de la différence spécifique ultimement retenue par l’homme pour énoncer sa singularité au milieu du règne animal ? Et comment la légitimera-t-on ?

3/ Quel niveau d’articulation, enfin, proposera-t-on pour réfléchir, en l’homme, le rapport entre l’animalité et l’humanité ?

À ces questions, en elles-mêmes redoutables, s’adjoint une nouvelle et ultime difficulté, bien mise en évidence par l’ouvrage de G. Amzallag. Depuis l’accaparement de l’approche continuiste par le darwinisme, puis aujourd’hui par le néo-darwinisme, un dictât idéologique maintient l’homme dans une position de surplomb. À dire vrai, ce darwinisme que l’on présente trop souvent, depuis Freud, comme une “saine blessure narcissique” faite à l’homme — car contredisant l’orgueilleuse pensée créationniste et biblique selon laquelle il se place hors du milieu animal—, n’en est pas une. Car selon Darwin, l’homme n’est pas seulement un vivant comme un autre. C’est certes un animal, mais c’est aussi le plus fort, car le plus résistant, celui pour lequel la lutte pour la survie aura donné le résultat le plus profitable et donc le plus enviable. L’homme est, selon Darwin, l’animal qui ne trouve et ne peut énoncer sa singularité que dans la quête du superlatif. En ce sens, loin de constituer une “blessure narcissique”, cette interprétation de l’homme dans le règne animal augmente à l’inverse le narcissisme qui est le sien, car elle lui confère précisément ce que les thèses discontinuistes lui refusaient : l’assurance d’un règne sans partage, l’autorité d’une manipulation sans réserve du vivant-animal alors réduit à une chose parmi d’autres, bref la bonne conscience de la domination triomphante — là où précisément avant il ne s’agissait entre hommes et animaux que de la mise en évidence factuelle d’une mutuelle et pourtant toute différente présence, si on peut la nommer telle, non hiérarchisable, faute précisément d’un terrain commun sur lequel prendrait appui une telle hiérarchie. Traversée par ce surcroît d’idéologie, les thèses continuistes, dans leur version moderne néo-darwinienne, se heurtent ainsi à ces questionnements aporétiques. C’est pourquoi, à l’inverse, la mise en évidence de thèses discontinuistes nouvelles est alors susceptible de relancer le questionnement.

L’existence humaine et le vivant animal

La volonté de rompre avec le modèle animalier pour expliquer le comportement humain ne signifie pas pour autant la volonté d’enraciner, d’une tout autre façon, l’homme au sein du vivant — ni a fortiori de promouvoir le modèle oublié des végétaux. Bien au contraire, cette volonté de rupture avec l’animalité s’est le plus souvent payée d’une incapacité à rendre compte du vivant en l’homme. Tel est le cas dans la pensée, pourtant sur ce point là encore si riche et novatrice, de Heidegger.

En effet, avec la parution, en 1927, de Etre et temps, l’interprétation de la question du rapport de l’existant à la vie va changer en profondeur. Et ce, d’abord pour Heidegger lui-même. Si, avant 1927, ce dernier rapporte les concepts clés de “monde” ou de “souci” à la vie — probablement sous l’influence encore de Husserl et de Dilthey —, “monde” et “souci”, à partir de 1927, seront non seulement interprétés dans le cadre d’une analyse des catégories de l’existence humaine, mais plus encore exclusivement tournés vers la seule question ontologique, la question de l’Etre, et non plus vers celle du vivant. Le paragraphe 10 de Etre et temps le dit clairement : « Nos délimitations de l’analytique existentiale par rapport à l’anthropologie, à la psychologie et à la biologie demeurent relatives à la seule question fondamentalement ontologique. Si nous voulons donc comprendre quelque chose à la vie, il nous faut préalablement méditer le sens de la question de l’Etre. Il y a, à cette thèse forte, une justification elle-même forte. En effet, la question de savoir ce qu’est la vie ne peut se poser que pour nous qui vivons, parce que précisément nous vivons et pouvons la poser. Ainsi l’essence de la vie est-elle interrogée privativement, à partir de notre propre détermination de l’existence. C’est pourquoi, affirme Heidegger, il convient préalablement d’interroger le mode d’être qui est le nôtre pour, ensuite, éventuellement, tenter de comprendre quoi que ce soit à la question, si complexe, du vivant. Cette démarche est celle de la prudence de la réflexion. Ce qu’il s’agit ici d’éviter, c’est toute projection anthropologique sur le vivant, et c’est pourquoi l’analytique existentiale va d’abord commencer par éliminer toute considération anthropologique.

Interroger le mode d’être de l’existant que nous sommes, tel est précisément la tâche à accomplir, et que Descartes lui-même, précise ce paragraphe 10, n’a pas su mener à bien, malgré son examen du « cogitare de l’ego », du mode de penser du sujet pensant. Et de fait, cette analyse cartésienne atteint, dans la seconde des Méditations métaphysiques, un niveau de détermination d’une extrême radicalité, puisque pour penser l’être même de ce que je suis, il faut à Descartes, en un geste puissant, rompre avec la détermination métaphysique classique de l’homme comme animal rationale. Ainsi, parvenu après l’épreuve du doute à la première proposition indubitable, « Je suis, j’existe », proposition « nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit », Descartes tente de répondre à la question radicale de mon mode d’être : que suis-je, moi qui suis ? Or sa première réponse, négative, est fondamentale pour comprendre la position et l’enjeu des thèses discontinuistes entre l’animal et l’homme dans une histoire du vivant. « Qu’est-ce donc que j’ai cru être ci-devant ? Sans difficulté, j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme ? Dirai-je que c’est un animal raisonnable ? Non certes : car il faudrait peu après rechercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et embarrassées, et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démêler de semblables subtilités. Ainsi, ce que Descartes reproche à la tradition aristotélicienne et scolastique avec laquelle il entend prendre définitivement ses distances, c’est, faute d’une radicalité dans son mode de questionnement, de transformer une question complexe (Qu’est-ce que l’homme ?) en deux questions extraordinairement embarrassantes (Qu’est-ce qu’un animal ? Que signifie “raisonnable”?). Ce mode d’interrogation de l’être-homme suscite l’aporie, et c’est pour se détourner de ce chemin sans issue que le philosophe coupe alors radicalement court à toute thèse continuiste entre l’homme et l’animal. Or ce faisant, comme l’on sait, loin de sortir de toute aporie, Descartes s’engage dans une difficulté peut-être plus grande encore. La détermination de mon identité en terme de « chose pensante » (res cogitans), immatérielle, inétendue, ne relègue pas seulement la question du vivant loin hors de l’essence de l’homme ; elle n’oblige pas seulement à déterminer ce vivant en termes mécanistes relativement grossiers : elle rend de plus factuellement incompréhensible l’existence de cette « substance mixte » que serait l’homme et en laquelle l’inétendue et l’étendue, l’âme et la machine (corporelle) seraient plus que liées, mélangées. Ainsi, et paradoxalement, alors même que Descartes entend explicitement sortir du cadre (métaphysique) classique de l’homme comme animal rationale, il y retombe avec une grande violence en retrouvant les mêmes déterminations toutes aussi classiques du problème de la “différence spécifique”. Qu’est-ce que l’homme selon Descartes ? C’est celui qui possède lapensée, différence spécifique sur un fond commun d’animalité compris comme « chose étendue », res extensa, obéissant aux lois fondamentales et naturelles de la physique mécanique.

Comme on le voit, ce n’est pas sans raison que Heidegger choisit d’écarter l’analyse cartésienne pour accéder à une détermination ontologique fondamentale de l’existence. Pour autant, cette éviction de la question de la vie dans Etre et temps ne signifie nullement pour Heidegger un désintéressement à l’égard de celle du vivant, et tout se passe comme si, pour rendre compte de cet existant que nous sommes, il fallait également et inévitablement en venir à une analyse de ce mode d’être tout autre, que nous ne sommes pas : l’animal.

C’est peu de temps après, dans un cours du semestre 1929-1930, que Heidegger a pu se confronter à la question. Dans le texte depuis publié sous le titre Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, ce dernier propose, dans la seconde partie de l’ouvrage, et notamment à partir du paragraphe 42, trois thèses directrices pour l’étude du concept de « monde » : « La pierre est sans monde », « L’animal est pauvre en monde », « L’homme est configurateur de monde ».

Que la pierre soit sans monde, cela signifie simplement que, privée des caractéristiques du vivant, la pierre ne fait pas corps avec quelque autre réalité que ce soit. Rien ne lui est, comme tel, accessible ; pas même elle-même. Plus fondamentale, et autrement plus complexe, est la thèse concernant l’essence de l’animalité. L’animal a en effet ceci de commun avec l’homme d’être une nature vivante. Il va donc falloir à Heidegger, conformément à la perspective ouverte par Etre et temps, penser l’irréductibilité de l’être-homme à l’égard de l’être-animal, et c’est pourquoi ce n’est pas d’abord sur une analyse de la détermination naturaliste du vivant que le philosophe prend appui, mais sur celle, existentielle, du concept de « monde ».

Or que signifie et qu’engage le fait d’avoir un monde ? Telle est, selon Heidegger, la question diacritique fondamentale, seule susceptible de clairement fonder l’approche discontinuiste du vivant, c’est-à-dire de justifier la radicale séparation de l’animal et de l’existant. La difficulté vient en fait de l’ambiguïté du rapport de l’animal à ce que nous appelons « monde ». « En l’animal, écrit Heidegger, il y a le fait qu’il a un monde et tout autant qu’il n’a pas un monde. » Monde, ici, signifie « accessibilité de l’étant » ; et le philosophe de préciser : « Le nid qui est visité, la proie qui est attrapée, ce n’est pas rien, c’est de l’étant. Sans quoi l’oiseau ne pourrait s’installer dans un nid, ni le chat attraper de souris — si ce n’était pas de l’étant ! L’animal a accès à de l’étant. Or toute l’analyse de Heidegger va ici consister à montrer que l’indéniable accessibilité à l’étant par l’animal n’est jamais, pour autant, une accessibilité à l’étant en tant que tel. L’escalier que monte le chien, le chien s’y rapporte bien, mais non en tant qu’escalier ; la souris qu’attrape le chat, le chat s’y rapporte bien, mais non en tant spécifiquement que tel rongeur, ou telle souris. Et qu’est-ce qu’une souris pour un chat, sinon une proie, en général, prise, parce qu’actualisée, dans un cercle perceptif ? C’est cette ambiguïté du rapport au monde, inhérente à l’essence de l’animal, que Heidegger nomme pauvreté. Ce concept n’est donc pas à entendre en un sens quantitatif. L’animal n’est pas pauvre au sens où il n’aurait que peu de rapports au sein du monde. C’est au contraire en un sens qualitatif essentiel qu’il convient d’entendre ce propos. « Pauvre » signifie alors « privé de… », en sorte que, comme l’écrit radicalement Heidegger, « si pauvreté signifie privation, la thèse “l’animal est pauvre en monde” dit la même chose que “l’animal est privé de monde”, “l’animal n’a aucun monde”. 

Par là serait donc ontologiquement fondée la radicale distinction de l’animal et de l’humain. Toutefois, il est remarquable que pour justifier cette thèse décisive, qui ultimement va reposer sur l’étude de la proposition énonciative de l’en tant que tel, renvoyant elle-même à la détermination fondamentale du logos jusque dans sa provenance grecque , Heidegger, contrairement au raccourci qu’il s’autorise dans la Lettre sur l’humanisme, de 1945, n’argumente pas ici d’emblée en mettant en évidence la seule question, pourtant centrale, de la parole. « Si les plantes et les animaux, écrit-il en 1945, sont privés de langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’Etre. La question de la parole est certes alors décisive, car elle seule marque en effet factuellement et irrémédiablement la radicale rupture de l’homme à l’animal. L’homme, et lui seul, parle. Or l’accessibilité à l’étant en tant que tel non seulement se marque ultimement par la possibilité proprement humaine de le nommer, mais plus encore, et comme le développera Heidegger lui-même, à partir des conférences des années 1950-1960 réunies dans le recueil Acheminement vers la parole, c’est le fait premier de pouvoir nommer qui ouvre l’accès à l’étant en tant que tel, c’est-à-dire qui l’appelle à venir dans l’ouvert de ma présence. Il ne suffit pas en effet de dire que je fabrique un ensemble de marches et que, face à la réalité de l’objet une fois fabriqué, je lui cherche ensuite un nom, par exemple : “escalier”. La possibilité nôtre de nommer est ce qui me permet d’appréhender une différence spécifique et ainsi de m’ouvrir à ce qui pour moi, homme, aura, en tant que telle, une réalité ; l’escalier : non pas seulement un outil permettant l’accès à un espace se situant au-dessus de moi, mais cet objet-ci, en colimaçon, de structure métallique, de telle provenance, différent de tous les autres, etc.

La parole thématise, et c’est pourquoi elle seule, ultimement, justifie l’accès à l’en tant que tel, c’est-à-dire l’être-au-monde. Toutefois, et comme le dit Heidegger dans le passage cité de la Lettre sur l’humanisme, « si plantes et animaux sont privés du langage, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant. » C’est cet emprisonnement dans leur « univers environnant » que va, au plus près de la description biologique et phénoménologique, mettre en évidence le philosophe dans le cours de 1929. Or cette description préalable lui évite le piège qu’aurait pu être une toute première différenciation en termes de langage ou, plus rigoureusement encore, de parole, tant celle-ci reste fondamentalement prise dans la tradition métaphysique, et donc trop vite et trop souvent uniquement comprise à partir d’elle. Que l’on se souvienne de la remarquable lettre de Descartes au marquis de Newcastle, en date du 23 novembre 1646. Si les animaux ne parlent pas, écrit en substance le philosophe, et donc n’ont pas d’âme — laquelle a été préalablement réduite à la res cogitans —, c’est qu’ils ne pensent pas. Et nous le savons avec certitude, car s’ils pensaient, ils nous le diraient ! Même rapidement énoncée, cette argumentation n’a rien de superficiel — mais elle est ici lourde de préjugés qui la privent vite de toute puissance démonstrative.

En évitant d’emblée de penser la séparation de l’animal et de l’homme à partir du concept de parole, Heidegger évite le piège qui aurait pu donner à comprendre sa méditation comme une nouvelle présentation de la thèse classique de la différence spécifique. Non, l’homme n’est pas un animal comme un autre, avec “seulement” la parole en plus ! L’étude du concept de « monde » va nous libérer de cette tentation. Reste alors à décrire l’être-animal, afin de mettre en évidence sa « pauvreté » en monde.

Cette analyse de l’être-animal prend pour point d’appui une analyse de l’organe, lequel est d’emblée distingué de l’outil. Si l’outil est conçu pour telle ou telle tâche, l’organe, lui, est la possession d’une faculté. Il est ce qui est apte à telle ou telle fonction, et ne s’éprouve qu’à partir d’une poussée première et originelle qui le détermine en tant que tel. Cette poussée est pulsion (Trieb), et c’est ce mode pulsionnel fondamental qui approprie l’animal (Tier) à lui-même. L’animal est l’être qui est « dans cette pulsion et sa poussée. 

Ce mouvement pulsionnel (Treiben) permet d’accéder au concept, là encore propre à l’animal, de comportement, lequel ne relève pas d’une praxis, c’est-à-dire d’une « façon de faire et d’agir. Ce comportement (Benehmen), parce qu’il est d’emblée décrit en termes de mouvement pulsionnel et pris dans le réseau d’un « caractère compulsionnel , est accaparement (Benommenheit). Ce concept d’accaparement devient alors le concept central de la description heideggerienne. Il décrit un mouvement contradictoire dans lequel l’animal, tiraillé par des contraintes diverses, est pris dans un cercle dont il ne peut s’extraire. Ce tiraillement pulsionnel vient du fait que l’animal est simultanément absorbé par ses pulsions propres et en même temps sous l’emprise d’une impulsivité qui l’ouvre relativement à autre que lui.

Ainsi cette analyse aboutit-elle déjà de façon remarquable à dissocier l’organisme de sa seule configuration physiologique. Pensée sous l’emprise de son caractère compulsionnel, « l’organisation de l’organisme […] est avant tout l aptitude fondamentale à s’entourer d’un cercle, et elle est donc une ouverture tout à fait précise à un rayon de désinhibition possible. » Ou encore : « l’aptitude à s’encercler est la composante fondamentale de la réalité des animaux à chaque moment de leur vie.

Ce qui est ici pensé, c’est l’aptitude à tout à la fois avoir et ne pas avoir un monde, ou encore ce que Heidegger nomme la pauvreté de l’animal. Par l’encerclement compris comme « cercle de désinhibition », Heidegger met en évidence la possibilité d’un accès animal à l’étant, au réel pensé alors comme son « milieu ambiant ». Mais tout en étant ouvert à ce qui désinhibe, l’animal reste dans l’incapacité d’avoir accès, en tant que tel, à ce à quoi il se rapporte.

Un préjugé commun

Parmi les nombreuses études critiques suscitées par cette analyse heideggerienne, on a pu lire que « l’erreur de Heidegger — il faudrait pour la rectifier revenir aux analyses de Merleau-Ponty dans La structure du comportement — consiste à déduire l’essence générale de l’animalité à partir des animaux les moins évolués et les plus étroitement déterminés par l’instinct et l’Umwelt. Ce qui vaut pour l’abeille et le lézard, cette torpeur de laBenommenheit, cet emprisonnement dans les systèmes pulsionnels les plus élémentaires, ne vaut ni pour le singe, qu’il soit ou non de Köhler, ni pour le chien, ni pour le cheval, ni pour la baleine ou le dauphin, ni même pour les oies ou les loups de Lorenz. 

Ces remarques de Michel Haar ne sont pas sans fondement ; et, bien qu’à partir de tout autres perspectives, G. Amzallag, lui aussi, reconnaît que l’extraordinaire plasticité adaptative, qui singularise si puissamment l’homme entre tous les vivants, est malgré tout partagée par d’autres encore : tels précisément les baleines ou même les éléphants ! C’est pourquoi, bien que l’on puisse faire à Heidegger le reproche critique de n’avoir pas pris en considération, pour dégager l’essence de l’être-animal, les animaux dits supérieurs, et ainsi, en quelque sorte, de s’être donné la tâche plus facile en prenant, comme référents de l’analyse, des animaux si différents de l’être-homme qu’aucune transition ou projection ne devenait alors concevable, cela ne signifie pas pour autant que l’étude des animaux supérieurs, et pour certains dans leur apparente proximité biologique, ne soit pas moins égarante dès lors qu’il s’agit de penser en profondeur l’unité du vivant. Car en vérité, cette question de l’unité du vivant, et donc de la réintégration de l’homme au sein du vivant, doit savoir, non pas totalement rejeter, mais du moins librement se défaire de l’emprise évolutionniste directe. Là est, sur le fond, une des leçons les plus essentielles du livre de G. Amzallag. Car ce que Michel Haar regrette dans la démarche heideggerienne — à savoir son inattention, probablement intentionnelle, à l’égard des animaux supérieurs — aurait pu, tout à l’inverse, lui être une chance considérable tant cela aurait pu témoigner d’une absence de préjugés évolutionnistes, et donc d’une disponibilité nouvelle et totale à l’égard de la question du vivant.

Or malgré des propos d’une haute tenue spéculative, cette disponibilité nouvelle n’a pas eu lieu, et la question du vivant en l’homme est restée parfaitement occultée par l’analyse heideggerienne. Toutefois, la voie suivie par Merleau-Ponty, dans La structure du comportement, et que semble préférer ici Michel Haar, n’est pas sans reproduire un préjugé heideggerien. Certes, et à l’inverse, celle-ci, forte des acquis de la biologie et des travaux de von Uexküll, mais aussi de Goldstein, de Straus ou encore de von Weizsäcker, a puissamment et efficacement réintégré l’homme au sein du vivant. Ainsi, Erwin Straus, dans ce si beau livre qu’est Du sens des sens, et notamment à partir de son analyse historiale du sentir, a clairement mis en évidence une communauté des vivants regroupant hommes et animaux. Plus encore, il leur pense quant à lui, à l’inverse de Heidegger, un monde commun — celui précisément du sentir —, et en lui une rencontre possible. « C’est dans le monde du sentir, écrit-il, que nous rencontrons les animaux, car le monde est partagé par l’homme et par l’animal. C’est au sein de ce monde que nous comprenons l’animal et, fait bien plus significatif encore, que l’animal nous comprend. » Et Straus de prendre à la suite l’exemple du sifflement par lequel j’appelle mon chien. « Nous pouvons donc dire, poursuit-il, que la compréhension animale est une compréhension symbiotique et que tous les processus singuliers de cette compréhension ne sont que des déterminations concrètes du comportement symbiotique. La compréhension animale se définit entièrement par le suivre et le fuir, c’est une compréhension de l’attrayant et de l’aversif.

En quoi dès lors cette analyse strausienne du vivant, qui inspira, avec d’autres, la méditation de Merleau-Ponty, et qui est véritablement si différente de celle proposée par Heidegger, partage-t-elle encore avec celle-ci un préjugé commun ? En ceci, précisément, que l’une comme l’autre occultent, une nouvelle fois, le modèle végétal, pour penser le vivant avec comme seul support le modèle (ou anti-modèle, c’est selon !) de l’animal.

Il est en effet frappant que dans ses trois thèses directrices destinées à élucider le concept de « monde », Heidegger mentionne la pierre, l’animal, l’homme — mais non le végétal, lequel n’est pourtant pas d’emblée réductible à l’une ou l’autre de ces réalités. Or ce qui fait problème, comme lui-même le note, ce sont certes « pierre, animal, être humain ou même plante . Et pourtant la plante est ici prise dans un impensé global, et d’emblée assimilée au bloc des vivants, c’est-à-dire en fait à celui de l’animal, en opposition à celui des choses (pierres) ou des existants (humains). C’est pourquoi l’étude de l’animal, prétendant rendre compte de l’être du vivant (non de l’existant !) en sa globalité, croit pouvoir nous dispenser de l’étude spécifique du végétal.

Bien qu’à partir d’autres présupposés, la mise totale entre parenthèse du monde végétal n’est pas moins forte dans les travaux des biologistes, depuis l’acquis fondamental pour l’analyse du comportement du concept d’Umwelt par von Uexküll. En effet, en centrant, comme le fait Straus, son analyse du vivant sur celle du sentir — ou sur celle du percevoir, pour von Weizsäcker —, dans tous les cas le concept clé qui s’articule à l’une ou l’autre interprétation du phénomène comportemental, c’est l’idée d’auto-mouvement. Sentir, dit Straus, percevoir dit von Weizsäcker, c’est pour le vivant entrer dans la distance. L’animal ne sent qu’en adoptant le comportement de l’attraction et de la répulsion. Or cette analyse permet également de jeter les bases d’une interprétation du comportement humain. Dès lors, le privilège du sentir dans l’étude du vivant devient tout autant celui du se mouvoir compris, non exclusivement mais principalement, en terme de déplacement local, d’ici à là. Les plantes — Aristote ne les privait-il pas déjà pour cela d’aisthêsis, les séparant ainsi radicalement des animaux et des hommes ? — sont certes, quant à elles, privées de motricité, “plantées” là. Ne sont-elles pas alors une nouvelle fois et pour cette raison aussi, sinon exclues, du moins oubliées dans cette pourtant remarquable étude du vivant qui, elle, intègre l’homme ? Mais les végétaux ne sentent-ils pas ? Et le mouvement ne doit-il être compris qu’en termes de translation ?

Henri Maldiney, quant à lui, nous rappelle que si « le vivant se distingue de la chose par son auto-mouvement », le se mouvoir a deux sens. « Le se mouvoir est l’union, en lui, de deux types de mouvement : une translation et une transformation. Une translation : le corps en déplacement conserve ses limites en changeant de lieu (comme un corps que je déplace) ; une transformation : le corps se meut, change continuellement de formes en transgressant ses limites. Or, en vérité, si pour une analyse de la perception l’on comprend que l’on puisse privilégier le premier sens du concept d’auto-mouvement, celui de translation, pour une analyse du vivant, le second sens, celui de transformation devient, non pas exclusif, mais bien fondamental. C’est ce concept de transformation que l’analyse quasi exclusivement synchronique de Heidegger a occulté, et c’est encore ce même concept que les analyses du sentir passent presque sous silence. Or, c’est pourtant à partir de lui que l’attention peut de nouveau, dans une analyse spéculativement attentive à la question du mouvement, se porter sur le modèle oublié du végétal, lequel est apparemment si immobile.

Ainsi, pour l’étude de l’organisme, et par là de l’unité du vivant comme du vivant en l’homme, l’accent n’est pas d’emblée à porter sur le concept de capacité, lequel reste trop lié au privilège ininterrogé de la translation. Certes, cette attention accordée, par la capacité, au je peux, attention commune malgré leurs différences à Heidegger comme à Merleau-Ponty, est essentielle dès lors qu’elle vient s’opposer à l’idéalité abstraite des philosophies de la conscience qui ne pensent l’être-homme que dans les termes d’un je pense.  Le je pense oublie le corps ; le je peux lui laisse une place centrale. Heidegger l’accorde à l’animal ; Merleau-Ponty l’étend à l’homme. Mais parce que le je peux ne rend pas toujours compte de la totalité des vivants, et ne permet pas davantage de s’interroger sur l’articulation du vivant en l’homme, au-delà même de l’articulation de l’animal et de l’homme, il convient alors, au prix d’un étonnant mais tonique “pas en arrière”, de sortir du cercle animalier, et de retrouver un autre modèle de développement du vivant : celui du végétal.

Le végétal ou la plasticité adaptative

Telle est la singulière acquisition d’une phénoménologie de l’humain, telle qu’elle est rendue possible par les recherches et intuitions biologiques de Gérard Amzallag. Il est en vérité deux raisons majeures pour lesquelles ce modèle végétaliste est puissamment intéressant et stimulant pour penser la continuité du vivant tout comme l’extraordinaire singularité humaine. La première raison est que, pour le dire en empruntant un moment au lexique hégélien, le modèle végétal nous libère de la représentation et nous permet d’accéder, hors de tout conflit idéologique, au concept lui-même. Et ce n’est pas là le moindre de ses acquis ! En effet, ne pouvant, contrairement à ce qui se passe pour l’animal, jamais nous identifier à la plante  , l’enracinement dans le vivant, qu’il s’agit pourtant de concevoir, peut alors se réfléchir plus posément, hors de toute immédiate querelle évolutionniste. Mais le loup entre ainsi dans la bergerie, et cette quiétude apparente n’est alors que l’annonce d’une bien plus redoutable secousse, plus qu’une secousse : un chaos, celui-là même d’où sort l’énergie créatrice et morphogène du vivant.

Là est le second intérêt majeur de ce modèle épistémologique : son recentrement sur ce concept central de chaos ; chaos devenu alors le cœur de la mutabilité du vivant comme un des caractères biologiques les plus fondamentaux de l’homme, à savoir le centre même de son autorégulation en tant qu’organisme . Le concept de chaos est en lui-même difficile à entendre et peu, quoi qu’il en soit, auront su être attentif à son véritable sens. Comme le rappelle Henri Maldiney : « ce mot a rarement été pris dans [son] sens originaire ; on l’emploie plus souvent au sens de confusion, désordre ». Or, le sens originaire de chaos est celui d’une « béance non seulement sans fond, mais sans aucune direction. C’est sur la compréhension comme sur l’approfondissement de ce concept clé que H. Maldiney déploie essentiellement ses analyses de l’esthétique-sensible du vivant comme celles de l’esthétique-artistique de l’existant. « Tout ce par quoi les formes biologiques diffèrent originairement des formes mathématiques, écrit-il, est aussi ce par où elles s’apparentent aux formes esthétiques-artistiques  et c’est pourquoi les unes peuvent être pensées dans la proximité essentielle des autres, voire s’éclairer les unes les autres — sans que pour autant elles soient simplement confondues. Les formes biologiques se rapportent au vivant, donc à l’étant. Quant aux formes artistiques, elles « expriment l’être et leur constitution en porte la marque. Une forme n’est pas un étant. Elle existe.

Si, pour la compréhension de la créativité du vivant comme pour celle de l’existant dans ses manifestations artistiques, le concept de chaos apparaît si descriptif, c’est qu’il rend compte, en tant que rupture, du moment critique dans lequel un nouveau principe d’organisation se trouve en gestation, ou encore dans lequel une forme est en formation. Or, pour qu’une telle innovation se produise, il faut préalablement qu’une plus ancienne organisation se délabre, c’est-à-dire finalement se chaotise, mais également, et en même temps — c’est là le moment clé du processus morphogénétique — qu’elle trouve le principe de sa réorganisation. C’est celle-ci que H. Maldiney pense en terme de rythme, lequel porte alors en lui les traces de la chaotisation surmontée. « Il n’est pas de rythme authentique, écrit-il, dont les moments transformateurs, à l’incidence imprévisible, ne manifestent en lui la menace victorieusement transcendée du vertige et du chaos » ; ou encore : « l’ordre du monde ou l’existence d’une œuvre d’art n’est pas l’abolition pure et simple du chaos — mais sa conversion en plénitude comme nous l’avons remarqué à propos du rythme. » Et pour le redire en étant attentif à une conceptualité venant d’un autre horizon culturel : « La question de la mutation […], dans la mesure où elle exige, en Chine, le vide, où elle exige partout le rien, est un cas éminent de la relation du chaos et du rythme et donc un cas éminent de l’existence. 

La mutation n’est pensable qu’à partir d’un processus de chaotisation rythmiquement surmonté, d’un processus de chaotisation qui devient donc créateur, et dont les plantes offrent singulièrement le modèle épistémologique au sein du vivant. Les végétaux en effet se singularisent, parmi les vivants, en ce qu’ils déploient une très surprenante capacité à formuler des solutions adaptatives inédites lors de graves perturbations environnementales — solutions alors purement organicistes, puisque par définition non cognitives ! Or, si cette reformulation se déploie à partir d’une crise morphogénétique, c’est que le choc environnemental induit une rupture dans le mode de croissance de la plante. L’organisme est menacé en sa viabilité, et il lui faut alors ou s’adapter ou disparaître. Le processus adaptatif, tel que le décrit G. Amzallag, s’opère au prix d’une perte momentanée, mais essentielle, de cohérence organisationnelle dans l’organisme, d’une perte de son habitude organisationnelle : c’est là la crise. Si la cohérence résistive qui le caractérise n’est pas déjouée lors de la perturbation environnementale, l’organisme est menacé de disparition. Relisons sur ce point un instant Péguy, et son éloge, ici en creux, de l’esprit d’enfance, de l’inhabitude : « [Du] bois mort, écrit-il, c’est du bois extrêmement habitué, c’est du bois parvenu à la limite de l’habitude. Ou encore c’est un bois tout plein de sa propre mémoire et des résidus de sa mémoire végétale […]. Du bois mort, c’est du bois extrêmement habitué. Et une âme morte c’est aussi une âme extrêmement habituée. Du bois mort c’est du bois habitué à sa limite. Et une âme morte c’est aussi une âme habituée à sa limite. 

C’est donc à partir d’un processus chaotique que l’organisme doit procéder à un double réajustement, de ses organes à l’environnement, comme des différents organes entre eux : c’est là l’adaptation. Ainsi ce processus chaotique est également, pour le végétal, processus créateur. Ce chaos morphogène peut alors apparaître comme une réponse adaptative non prédéterminée, tant l’organisme, incapable de projet, réorganise son unité de façon parfaitement « imprédictible ».

Or, ce qui est ici biologiquement remarquable, et pour nous essentiel, c’est que, face à cette plasticité adaptative, tous les vivants ne sont pas sur un même plan d’égalité. Là où celle-ci caractérise puissamment les végétaux, tant chez eux « l’état embryonnaire n’est jamais révolu , elle est relativement peu présente chez les animaux… à une exception près, mais une exception remarquable : l’homme. En l’homme, c’est le cerveau qui est l’organe plastique par excellence, en sorte que G. Amzallag peut écrire que « l’image la plus appropriée pour se [le] représenter […] n’est pas celle d’une machine sophistiquée (un ordinateur, par exemple), mais plutôt celle d’un végétal, organisme comportant des modules plus ou moins homologues (les feuilles), et qui ne cesse son développement toute la vie durant. Ce qui fait le végétalisme du cerveau, et avec lui de l’homme — osons dire corps et âme —, c’est précisément son extraordinaire immaturité. En cela, le petit d’homme est un être foncièrement inadapté à son environnement, comme peut l’être un embryon expulsé trop tôt de l’utérus maternel. Plus encore, on peut remarquer que les ébauches de comportements existants à la naissance dégénèrent chez l’homme. Aussi perd-il vite l’ensemble des quelques attitudes réflexes qui lui semblaient d’emblée acquises. Certes, comme le signale encore G. Amzallag, ce développement extraordinairement lent, connu des scientifiques sous le nom de néoténie, n’est pas le propre de l’homme. Le rapprochement possible — et qui ne risque pas de produire une quelconque identification ! — avec les baleines ou les éléphants, nous rappelle alors que l’homme, parmi les vivants, est biologiquement un mammifère — donc un animal. Toutefois chez l’homme, cette juvénilisation affecte tout particulièrement le cerveau, lui conférant alors une plasticité adaptative qui n’a, dans le monde de la nature, qu’un seul modèle : celui non pas du développement animal, mais bien végétal !

Que retenir de cette bien peu ordinaire analyse nous rappelant à la mémoire oubliée du végétalisme ? Ceci qui, loin de clore dogmatiquement la réflexion sur l’imbrication du vivant et de l’existant, du vivant en l’homme, à l’inverse l’ouvre d’une façon éminemment questionnante et sollicitante : l’homme, dirons-nous, est, parmi les vivants-animaux, l’animal le plus végétal, et ainsi l’animal devenu autre qu’animal sans n’avoir jamais été véritablement végétal. Aussi l’humain est-il le vivant le plus paradoxal — le paradoxe du vivant.

 

Je remercie Philippe Grosos (Le Philosophoire) pour sa participation.

 

 

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Il est Professeur de philosophie moderne et contemporaine à l'Université de Lausanne. Il est l'une des figures de la phénoménologie française contemporaine, continuateur d'un geste philosophique qui trouve ses racines dans les penseurs rebelles à la pensée systématique, de Kierkegaard à Henri Maldiney.

 

La reconnaissance d'un art pariétal du paléolithique supérieur n'est intervenue qu'au tout début du xxe siècle. Depuis, tout en prenant cet art au sérieux, les préhistoriens n'ont cessé de voir dans ces formes peintes et gravées l'expression d'un univers symbolique. En cela, ils n'ont pas seulement remarqué que les hommes du paléolithique associaient des formes et des signes ; ils ont interprété ces formes comme des signes. Mais une telle démarche n'aboutitelle pas à faire disparaître ces oeuvres en tant qu'oeuvres d'art ? Car peut-il exister un art qui ne soit art des formes ? Prenant appui sur l'analyse des peintures de Lascaux (Dordogne) comme sur celle des pierres gravées de La Marche (Vienne), il s'agit de faire valoir l'enjeu expressif des formes afin de proposer un tout autre modèle d'interprétation et de jeter les bases d'une philosophie de l'art paléolithique. Philippe Grosos est professeur de philosophie à l'université de Poitiers.

 

 

Qu'ont de commun Pascal et la peinture de La Tour ? La théologie de Thomas d'Aquin et les fresques de Fra Angelico ? La philosophie de Schelling et la musique de Liszt ? La pensée de Diderot et les toiles de Fragonard, ou encore la phénoménologie de Maldiney et les sculptures de Giacometti ? Et si œuvres d'art et œuvres philosophiques, dans leurs façons d'être au monde, tissaient de profondes correspondances, souvent même à l'insu de leur créateur ? C'est la thèse de Philippe Grosos qui revisite ici les grandes œuvres de la pensée humaine et les plus belles productions de l'art pour en dévoiler les liens les plus intimes et les intuitions communes. De telles correspondances, qui entendent mettre en évidence des gestes communs à l'élaboration de leurs œuvres, supposent alors que ce que nous nommons esthétique a bien davantage à voir avec l'existence qu'avec la seule œuvre d'art ou le jugement de goût. Professeur de philosophie à l'université de Poitiers, Philippe Grosos a publié aux Éditions du Cerf Phénoménologie de l'intotalisable pour lequel il a reçu le prix Mercier 2015.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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